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Aid El Adha en exil

mardi 23 novembre 2010, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Encore un « Aïd el adha » sans famille et sans ambiance chère à l’enfance ; combien d’immigrés exilés depuis de nombreuses années se retrouvent de nouveau seuls dans des foyers aux chambres exiguës et aux murs froids et combien d’autres doivent se sentir encore plus isolés de leurs pays d’origine ?

Loin des réveils matinaux aux couleurs du pays. Enfants et adultes émerveillés qui trouvent là l’occasion de se réunir ensemble entre parents, voisins et amis. Musiques qui résonnent de chaque maison telle une invite à la fête qui se prépare, après le sacrifice rituel du mouton et la prière collective à la mosquée. L’exil, c’est aussi surtout ce que nos parents ont enduré leur vie durant. C’est ainsi qu’après bien des pérégrinations dans les banlieues de la région parisienne, mon père devint maçon à Sétif. Sa ville natale. Il mourut en laissant ma mère seule, analphabète et sans qualification avec ses quatre enfants dont j’étais l’aîné. Il faut dire qu’elle trima comme pas deux pour nous élever. C’est d’elle que je tenais une force indescriptible. Une rageuse envie de me battre.

Elle symbolisait pour moi le sacrifice. Elle était mon refuge. Il existait entre nous une intense complicité. Pour ne pas désespérer, nous nous donnions mutuellement courage. La volonté d’aller plus loin… Pourtant, je suivis le chemin parcouru par mon père pour me retrouver à mon tour à l’école de l’exil. Pour vivre dans la froideur de l’éternel hiver capable d’ankyloser toute mémoire. La banlieue se révéla un second exil. Un exil dans l’exil. Ma mémoire remonte souvent à la surface des souvenirs oubliés çà et là…

Devant un sandwich et un café, j’ouvris mon journal à la page des faits divers. J’aimais beaucoup. Elle nous était réservée. Lorsque l’un de nous exhibait trop son faciès et ne dissimulait pas assez sa couleur, il se trouvait toujours quelqu’un pou lui loger une balle dans le corps. Je portai ma tasse de café à mes lèvres lorsque mes yeux furent attirés par un petit article. Une jeune Maghrébine, Mlle Yasmina B., a accouché il y a quelques semaines sous une fausse identité. Elle a utilisé les papiers d’une amie française afin de bénéficier des avantages sociaux et échapper à l’expulsion du territoire français. Elle a reconnu devant les policiers avoir accouché d’un garçon, placé depuis à la D.D.A.S.S.

Bonté divine. Voilà qui allait jeter de l’huile sur le feu et rallumer les rancoeurs. Pourquoi donc ces jeunes qui désertaient leur pays s’égaraient ils dans les dédales d’une société qui, à chaque crise, laissait paraître sa xénophobie ? A dire vrai, une vénéneuse culture. Surtout que ces derniers temps, les contrôles d’identité avaient augmenté et que nous étions considérés comme des terroristes en puissance. Plusieurs milliers de personnes à surveiller et à punir. Comme d’habitude, devant la recrudescence des « bavures », les consulats maghrébins envoyaient pour la forme une lettre de protestation aux autorités…

Quelques jours plus tard, j’appris par le même journal la suite de l’aventure de Yasmina B. Dans une lettre à la rédaction, elle disait en substance ceci : Mon ami est en prison. Toute relation sexuelle étant interdite pendant les visites dans les parloirs, nous étouffions nos émois. Sa main dans la mienne pendant une demi heure. Joie indicible. Juste un sourire et un baiser. D’étreinte, point. Combien de semaines d’abstinence. Quand on s’aime, c’est difficile à supporter. Le sida ? Un risque certes, Mais aussi un épouvantail. L’administration pénitentiaire fantasme. Vivre de l’autre côté du mur, c’est difficile. Pour le comprendre, il faut faire l’opération inverse : les taulards à la place des surveillants et vice versa. On rirait bien.
Devant tant d’ineptie, seules les larmes. Que voulez-vous ? Mon ami Ali en prison et moi sans travail. Que faire ? Nous avions décidé pourtant d’avoir un bébé. Histoire de nous souder davantage. Nous nous étions ravisés lorsque Ali tomba pour recel. Bêtement. Il me conjura de le garder. Après plusieurs mois, il était toujours prévenu. Sans jugement. Quelle serait sa peine ? On n’en avait aucune idée. Un avocat commis d’office. Vous pensez si cela le touchait. Quand je suis allée le voir à son cabinet, il me reçut quelques minutes. Le temps de m’écouter poliment. De me dire que tout se passerait bien… Il me fallut choisir : continuer ma grossesse ou avorter. Dans les deux cas, une couverture sociale était nécessaire. Alors, autant opter pour la première solution. Surtout qu’Ali et moi nous le, désirions ce bébé depuis au moins trois ans…

La vie était bête. Paris, belle ville ; inhospitalière pour l’étranger. Pas d’oasis possible. En mal de nostalgie de l’oued, il m’arrivait de regarder la Seine du haut du pont en tirant la dernière bouffée de ma cigarette. La civilisation serait-elle une sottise technologique ? Une pilule empoisonnée assurément. Paris me semblait beau le soir, à la tombée de la nuit. Les lumières des villes m’avaient de tout temps fasciné. J’étais mystérieusement ébloui par ces faisceaux qui narguaient la nuit, bouleversant le mode de vie des noctambules. Ces poètes qui érigeaient l’obscurité en muse et dont les vers illuminaient la solitude. Le silence y était cependant pesant, malgré l’écho lointain des orchestres de fin de semaine… Sous mes pieds, la Seine devint trouble, embuée par de récents souvenirs…

Je me rappelais ce douanier plus affable que d’habitude. S’aventurant même à sourire. Parlant avec une certaine chaleur. Se perdant en salamalecs. Ses yeux, d’ordinaire inquisiteurs, laissaient percer une nuance de tendresse. Presque. Ses gestes aussi semblaient plus doux. Il ne déversait plus de bagages sur le tapis roulant en invectivant leurs propriétaires… Pourquoi ce changement d’attitude ? Il y avait sans doute un rapport avec la crise dont tout le monde parlait. En écoutant le bulletin d’informations, le matin de mon départ comme à l’accoutumée, j’avais appris par un bref flash de Radio Alger que des accrochages entre éléments armés et forces de sécurité avaient commencé. Cette tragédie allait-elle s’ajouter aux problèmes les plus graves que le pays affrontait déjà : démographie galopante, agriculture ruinée, industrialisation ratée, habitat précaire, santé et transport négligés… ?

Voyager, c’est toujours pour moi partir à la découverte de l’inconnu. Surtout quand je séjourne en Europe. Les matins du départ, j’éprouvais souvent un sentiment étrange de liberté. Teinté pourtant de crainte. A chacun de mes périples, je tâchais de m’armer d’humilité et de faire provision de patience. Je me demandais pourquoi d’ailleurs. Témoin de mon propre exil, j’allais en quelque sorte au devant de ma propre négation. Je le savais. N’avais-je pas consacré assez de temps et d’énergie à la recherche de mon identité ! Une identité ? Celle d’un simple individu en quête d’une cité délivrée de ses angoisses et de ses peurs. N’avais-je pas assez médité sur ma propre condition ? Je ne cherchais nullement à minimiser les principes anciens et les règles patriarcales qui régissaient la société. Ils conféraient à celle-ci sa permanence. Avant mon départ, j’observais un répit. Je remarquais l’inaptitude -la douleur aussi- à vivre une situation quotidiennement reconduite. La peur de l’immobilisme. La répulsion de la médiocrité.

En France, j’avais atterri dans un quartier à forte population immigrée. Ainsi, j’étais moins dépaysé. C’était comme une sorte d’architecture de la misère où le désarroi était l’aliment de jour comme de nuit. La rue était l’univers des enfants. Comme au pays. Tant pis ou tant mieux, je ne savais. Je me rappelais la répartie de Kamel, un adolescent, quand je lui avais demandé s’il était heureux ici, un jour de Aïd. Il eut une répartie cinglante.

« Je vis dans le bluff permanent. Ma vie est devenue un mensonge. Ma vie est une p… J’ai envie de crever le néant qui me cerne et m’envahit de jour comme de nuit. Tu vois, mes entrailles sont un volcan et mon cœur une boule de feu. Je vole pour avoir de la tune, ma seconde drogue. Je vis dans un monde aux mille et un mirages. Je me tue tous les jours en faisant le tour des bars. Oui, mon ami, j’apprends à vivre sans espoir. L’identité ? La solitude, voilà qui est plus dangereux qu’el ghabra et qu’el ghorba. Vivre comme un petit vieux, ici ou là-bas, qu’est-ce que cela change ? Tu me l’as dit toi-même tout à l’heure, les jeunes de ta ville natale ont élu domicile dans les cafés qui fleurissent plus vite que les centres culturels. Bien plus, ils font les cent pas dans la même avenue depuis des années comme des sentinelles qui guettent un quelconque espoir ».

J’écoutais en silence. Kamel avait de la peine plein les yeux. Des yeux qui renfermaient des orages. Des yeux malicieux et intelligents. Un sourire qui se gaussait du monde et de ses abominations. Parfois, il avait l’air absent. Le regard vide. Devant une jeune parisienne qui passait devant la terrasse du café où nous étions attablés, il me dit enflammé : « Tu as vu ce paquet ? Chouf, t’as vu ces petits seins arrogants ? Mais je respire le bougnoule…Tu sais, je voudrais faire de chaque jour une fête. Je refuse de mourir avant d’avoir vécu. Parfois, je me sens de trop, je suis gêné. Peut être parce que j’ai pris l’habitude d’être rejeté. Tellement que je me sens devenir parano. J’en ai marre de désespérer. J’arrête de penser. Pourtant, comme il me plairait de vivre intensément. C’est de l’inconscience, n’est-ce pas ? C’est ça mon identité ».

* Avocat auteur Algérien


Ammar Koroghli

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